Un brevet pharmaceutique dure 20 ans. C’est ce que disent les documents officiels. Mais si vous regardez de plus près, la vraie période pendant laquelle une entreprise peut vendre un médicament sans concurrence, c’est souvent entre 10 et 13 ans. Pourquoi cette différence ? Parce que les 20 ans commencent à compter bien avant que le médicament ne soit disponible pour les patients.
Le brevet commence avant même que le médicament ne soit créé
Les entreprises pharmaceutiques déposent leur brevet dès qu’elles ont une molécule prometteuse - souvent au tout début des recherches. C’est une stratégie logique : protéger l’idée avant que quelqu’un d’autre ne la copie. Mais cette même stratégie crée un problème : le brevet expire 20 ans après le dépôt, même si le médicament met 10 ans à être approuvé. Pendant ces 10 ans, il ne peut pas être vendu. Il est bloqué dans les laboratoires, les essais cliniques, les demandes d’autorisation à la FDA ou à l’EMA. Le brevet est là, mais il ne sert à rien. C’est comme si vous achetiez une licence pour ouvrir un restaurant… mais qu’on vous interdisait de construire le bâtiment pendant 8 ans.En moyenne, les essais cliniques et la revue réglementaire prennent entre 8 et 12 ans. Selon des données de Drug Patent Watch (2023), la durée effective d’exclusivité - c’est-à-dire le temps où le médicament peut être vendu sans génériques - est d’environ 13,35 ans. Cela signifie que la plupart des médicaments n’ont que 3 à 5 ans de profit pur après leur lancement. Pour une entreprise qui a investi 2,6 milliards de dollars (en dollars de 2013) pour développer un seul médicament, c’est très peu.
Le système Hatch-Waxman : une compensation imparfaite
En 1984, les États-Unis ont créé la loi Hatch-Waxman pour tenter de rééquilibrer les choses. Elle permettait aux entreprises de demander une extension de brevet pour compenser le temps perdu pendant les essais. La loi prévoit une extension maximale de 5 ans. Mais il y a une limite : l’extension ne peut pas faire dépasser la durée totale d’exclusivité 14 ans après l’approbation du médicament par la FDA.Autrement dit, même si vous avez perdu 7 ans pendant les essais, vous ne pouvez pas obtenir 7 ans d’extension. Vous êtes limité à 5 ans. Et si vous avez déjà perdu 11 ans, vous ne pouvez pas obtenir d’extension du tout. C’est un système qui semble juste… jusqu’au moment où on voit comment les entreprises l’utilisent.
Les brevets secondaires : la stratégie de survie des laboratoires
Voici où ça devient compliqué. Quand le brevet principal expire, ce n’est pas la fin du jeu. Les entreprises déposent des brevets secondaires - sur des formes modifiées du médicament : comprimés à libération prolongée, nouvelles combinaisons de molécules, isomères, métabolites, nouvelles voies d’administration. Ces brevets ne portent pas sur la molécule originale, mais sur des variations. Ils sont souvent déposés après l’approbation du médicament.Une étude du R Street Institute (2023) a analysé 432 nouveaux médicaments approuvés entre 1985 et 2005. Résultat : les médicaments les plus rentables ont en moyenne 20 à 30 brevets associés. Ce n’est pas une coïncidence. Les laboratoires savent que si un médicament rapporte 1 milliard de dollars par an, ça vaut la peine de dépenser 50 millions de dollars en brevets pour retarder les génériques de 2 ou 3 ans. Ce phénomène s’appelle l’« evergreening » - ou « verdissement du brevet » - et c’est une pratique courante.
En fait, 91 % des médicaments ayant bénéficié d’une extension de brevet maintiennent leur monopole bien après l’expiration de cette extension, grâce à ces brevets secondaires. C’est ce que la loi Hatch-Waxman n’a pas prévu. Le Congrès voulait protéger l’innovation. Il n’a pas anticipé que les entreprises pourraient créer des « forêts de brevets » pour bloquer la concurrence.
Les exclusivités réglementaires : un autre niveau de protection
En plus des brevets, il existe des exclusivités réglementaires. Elles ne sont pas des brevets. Ce sont des droits accordés par les agences de santé, indépendamment du brevet. Par exemple :- Exclusivité pour nouvelle entité chimique : 5 ans aux États-Unis
- Exclusivité pour médicament orphelin : 7 ans
- Exclusivité pour nouvelles études pédiatriques : +6 mois sur les brevets existants
Ces exclusivités s’ajoutent aux brevets. Elles commencent à la date d’approbation, pas à la date de dépôt. Donc, même si le brevet principal expire, le médicament peut encore être protégé par une exclusivité réglementaire. Et contrairement aux brevets, ces droits ne peuvent pas être contournés par des génériques. Il faut attendre leur expiration.
La bataille des 30 mois
Quand un fabricant de génériques veut lancer un médicament, il doit envoyer une notification à l’entreprise titulaire du brevet. Cette dernière a alors 45 jours pour la poursuivre en justice. Si elle le fait, la FDA ne peut pas approuver le générique pendant 30 mois - sauf si un juge décide que le brevet est invalide avant. C’est une arme puissante. Même si le brevet est faible, la simple menace d’un procès peut retarder l’entrée du générique de deux ans. Cela permet aux laboratoires de gagner du temps, de lancer de nouvelles versions du médicament, ou de négocier des accords avec les génériques pour les payer afin de ne pas les laisser entrer sur le marché.
Les différences internationales
Aux États-Unis, le système est complexe, mais il existe des mécanismes de compensation. Dans d’autres pays, c’est différent. Au Canada, il existe un Certificate of Supplementary Protection (CSP), qui ajoute jusqu’à 24 mois après l’expiration du brevet. Au Japon, l’extension peut aller jusqu’à 5 ans, comme aux États-Unis. En Europe, le système est plus fragmenté, mais les pays de l’UE ont adopté des Supplementary Protection Certificates (SPC), similaires au CSP, avec une durée maximale de 5 ans, mais avec des règles strictes sur la date de première autorisation de mise sur le marché.Le résultat ? Un médicament peut avoir une durée d’exclusivité de 15 ans aux États-Unis, mais seulement 12 ans en France. Et pourtant, les coûts de développement sont les mêmes partout. Cela crée des déséquilibres dans les prix et les accès aux médicaments.
Les conséquences économiques
Quand un médicament perd son exclusivité, les prix chutent de 80 à 90 % dans les 12 premiers mois. Les génériques entrent en masse. Les laboratoires doivent alors réagir. Certains investissent dans de nouveaux médicaments. D’autres réorientent leur marketing, réduisent les prix, ou créent des versions « premium » du même médicament avec des emballages différents.En 2025, plus de 250 milliards de dollars de ventes mondiales de médicaments sont menacés par l’expiration de brevets. Ce n’est pas juste une question de santé publique. C’est une question de survie pour les entreprises. C’est pourquoi les stratégies de gestion du cycle de vie des médicaments sont devenues aussi sophistiquées que des opérations militaires.
Le paradoxe de la protection
Le système a été conçu pour encourager l’innovation. Et il l’a fait. Les médicaments contre le cancer, le diabète, les maladies rares - ils existent parce que les brevets permettent de récupérer les investissements. Mais aujourd’hui, le système est détourné. Il ne protège plus seulement l’innovation. Il protège aussi les profits. Il est utilisé pour bloquer la concurrence, même quand il n’y a pas de véritable avancée scientifique.Les patients, les hôpitaux, les assurances - tous paient le prix. Les génériques arrivent plus tard. Les prix restent élevés. Et les brevets secondaires deviennent des barrières juridiques, pas des incitations à innover. Le vrai défi n’est pas de protéger les brevets. C’est de rééquilibrer le système pour que la protection serve la santé publique, et non seulement les actionnaires.
Pourquoi la durée effective d’un brevet pharmaceutique est-elle plus courte que les 20 ans annoncés ?
Parce que les 20 ans de brevet commencent à la date de dépôt, bien avant que le médicament ne soit approuvé pour la vente. Les essais cliniques, les demandes d’autorisation et les revues réglementaires prennent en moyenne 8 à 12 ans. Pendant cette période, le médicament ne peut pas être commercialisé. La durée réelle d’exclusivité sur le marché est donc réduite à environ 10 à 13 ans.
Qu’est-ce que l’extension de brevet (PTE) et comment fonctionne-t-elle ?
L’extension de brevet (Patent Term Extension) est un mécanisme créé par la loi Hatch-Waxman aux États-Unis. Elle permet de prolonger la durée du brevet principal de jusqu’à 5 ans pour compenser le temps perdu pendant les essais cliniques et la revue de la FDA. Mais il existe une limite : la durée totale d’exclusivité ne peut pas dépasser 14 ans après l’approbation du médicament. De plus, l’extension ne s’applique qu’au brevet portant sur l’ingrédient actif principal, et seulement s’il n’a jamais été approuvé auparavant.
Qu’est-ce que l’« evergreening » et pourquoi est-il controversé ?
L’« evergreening » désigne la pratique consistant à déposer de nombreux brevets secondaires sur des variations mineures d’un médicament - comme une nouvelle forme de comprimé, un nouveau dosage ou une combinaison avec un autre principe actif. Ces brevets n’apportent pas de réelle amélioration thérapeutique, mais permettent de repousser l’entrée des génériques. C’est controversé parce que cela prolonge artificiellement les monopoles, augmente les prix et freine l’accès aux traitements bon marché.
Les exclusivités réglementaires sont-elles plus importantes que les brevets ?
Elles jouent un rôle complémentaire, mais souvent plus puissant. Les brevets peuvent être contestés en justice et déclarés invalides. Les exclusivités réglementaires, elles, ne peuvent pas être contournées par les génériques. Même si un brevet expire, une exclusivité de 5 ans (pour une nouvelle entité chimique) ou 7 ans (pour un médicament orphelin) empêche toujours la vente de génériques. C’est pourquoi les entreprises cherchent à cumuler les deux.
Comment les génériques peuvent-ils entrer sur le marché malgré les brevets ?
Ils peuvent entrer quand tous les brevets et exclusivités ont expiré. Mais ils peuvent aussi entrer plus tôt s’ils démontrent qu’un brevet est invalide (par exemple, parce qu’il ne couvre pas réellement la molécule ou qu’il est trop vague). Dans ce cas, ils déposent une demande d’approbation avec une déclaration de non-infringement. Le titulaire du brevet peut alors les poursuivre, ce qui déclenche un délai de 30 mois de blocage. Si le juge décide que le brevet est invalide avant ce délai, le générique peut entrer plus tôt.